The Speed Project : Aux frontières de la course urbaine

Dans le paysage mondialisé du running, un événement atypique rassemble des passionnés de course et de culture urbaine : The Speed Project (TSP). Créé par Nils Arend, ce relais sauvage entre Los Angeles et Las Vegas s’est imposé, en une décennie, comme la quintessence du running underground, touchant jusqu’à l’industrie du marketing sportif. Derrière sa nature non-officielle et ses contours rebelles, TSP réinvente la course de fond et le rapport du corps au territoire, tout en catalysant les nouvelles tribus du running.

Genèse d’un projet radical

L’histoire de TSP commence presque par hasard. Après avoir quitté l’Allemagne pour s’installer à Los Angeles, Nils Arend traverse une période difficile, entre barrière linguistique et précarité professionnelle. Pour s’évader, il court, arpente la ville et développe son propre rapport à la course. En 2014, il propose à quelques amis de relever un défi insensé : rallier à pied le Santa Monica Pier jusqu’au célébrissime panneau “Welcome to Fabulous Las Vegas”, soit près de 340 miles (550 km) de désert. S’éloignant du modèle marathonien aseptisé, cloisonné et sponsorisé, il cherche une aventure authentique, hors du cadre et résolument collective.

“La Speed Project n’a jamais été conçue comme une course” raconte Nils Arend. “Je pensais simplement que ce serait cool de courir jusqu’à Vegas”.

Surnommé l’événement le plus fou du running, The Speed Project naît au sein d’un cercle d’amis hétéroclites où chacun apporte ses talents. Blue, directeur de course rencontré lors du Malibu Marathon, lui répondra “F**k Yeah”, validant d’un coup l’audace du projet. Le relais originel s’organise entre six coureurs, une SUV et aucun règlement autre que l’interdiction de violer la loi.

“Radical inclusion” et indépendance

Rapidement, The Speed Project attire des coureurs venus du monde entier, séduits par son caractère underground et inclusif. Nils insiste sur l’ouverture et la diversité d’un événement où la motivation prime sur la performance : “Il n’y a pas besoin de venir d’un certain endroit ou d’avoir une certaine allure. Il suffit d’avoir ce supplément de motivation qui te pousse à te lancer.” L’influence du Burning Man se fait sentir, notamment dans la volonté de créer une expérience transformatrice et inclusive :

“On ne vient pas pour battre des records, ici on vient pour se dépasser autrement et pour vivre un truc collectif radical”.

Cette absence de règlement attire critiques et sceptiques, surtout parmi l’élite du running.

“Au début, dans le milieu compétitif, les gens riaient… Mais ensuite, avec Tracksmith qui s’est engagé dans la course, on est soudain entrés dans la cour des grands. On était respectés”, explique Nils.

Aujourd’hui, TSP existe toujours sans site officiel, mais peut compter sur 40 000 abonnés Instagram et des candidatures venues de vingt pays différents.

Les éditions médiatisées et leur impact

Depuis la première traversée, TSP a connu des éditions particulièrement marquantes, immergeant les teams dans le désert californien sous le regard des médias et des marques. L’édition de 2022 vit l’affrontement entre une équipe très encadrée – Altra, avec 6 runners, 11 membres d’équipage, 4 créateurs de contenus – et une team à la structure minimaliste, illustrant la double culture du projet : la créativité rootée et l’expression technique. Ces éditions sont devenues des terrains de jeu pour les plus grands crews et les marques, qui cherchent à capter la magie “gritty” d’un événement où rien, sinon l’entraide et le dépassement, ne compte vraiment.

De nombreuses équipes internationales s’illustrent chaque année : des Kiwis de Grave Runners aux collectifs urbains new-yorkais ou parisiens, chacun arrive avec sa vision. Le soutien logistique s’affirme comme clé du succès, tout autant que le partage de rôles et la solidarité : “Le support crew, c’est la clé de notre réussite. On s’entraide tout le long, c’est une vraie aventure collective” explique Connor, capitaine kiwi.

Les principaux crews du projet

La force de TSP réside dans l’apport de crews urbains, parfois transnationaux, qui inventent de nouvelles formes de running. Parmi eux, Runnington (UK), Grave Runners (NZ), PYNRS Run Club (US), et Black Roses NYC font figure de pionniers du genre. Tracksmith Crew initie un storytelling soigné, entre authenticité et lifestyle, et On a Mission, équipe européenne, impose un style où la puissance visuelle rivalise avec l’exploit physique.​

Le récit de participants est central : “J’ai toujours eu la course en filigrane, mais c’est seulement ces deux dernières années que j’ai réalisé que si je m’investissais vraiment… je pouvais aller loin”, confie Lorna, jeune participante néo-zélandaise. Pour ces runners, la distance n’est pas qu’une prouesse :

“C’est l’endurance, le voyage partagé. Pour beaucoup, s’est créer alors l’expérience à transmettre, c’est ce dont on se souviendra jusqu’à la tombe”.

Anecdotes uniques : run, lifestyle et marketing

Trois anecdotes illustrent le caractère unique de The Speed Project et son interaction avec les marques :

  • Amy Chapman, influenceuse et athlète, a participé tant à l’édition californienne qu’à la version chilienne, extension brandée du projet quand Nils hésitait à le pérenniser à cause de la surenchère marketing. En réaction à l’entrée massive des sponsors et influenceurs, il décide plutôt d’“aller plus loin, plus fort, et plus dangereux”, exportant le concept en Atacama.
  • Erica, une des figures du TSP Solo, boucle les 340 miles avec un unique modèle de chaussures, prouvant la confiance dans l’équipement tout en illustrant la force mentale nécessaire à l’ultra comme à la traversée du désert. “La confiance dans ta chaussure, c’est aussi la confiance dans ce que tu es capable d’accomplir”, résume-t-elle.
  • Daria Saville, joueuse de tennis professionnelle et runneuse, relève l’ironie des campagnes où les marques préfèrent les compagnes d’athlètes plutôt que les joueuses elles-mêmes, histoire révélatrice du rapport complexe entre sport, marketing et esthétique urbaine. “Les aesthetics tennis sont dans le vent en ce moment, non ?”, interpelle-t-elle.

Running moderne et essor tribal

TSP incarne une nouvelle modernité du running mondialisé, où l’événement importe plus que le classement et où la frontière entre amateurisme radical et marketing s’estompe. Le storytelling, jadis réservé à l’anthropologie, s’est imposé comme clé du marketing sportif et communautaire : “Les marques sont des histoires que le marché se raconte, il faut leur proposer une bonne intrigue”, rappelle Ann Handley, experte branding.

Cette transformation est aussi visible dans le running quotidien :

“Pour chaque coureur qui fait le tour du monde, il y en a des milliers qui courent pour entendre tomber les feuilles, pour écouter la pluie…”, écrit George Sheehan.

Désormais, le running est autant affaire de quête intérieure que de performance publique, et les crews urbains jouent un rôle de catalyseur de cette transition, cultivant une identité forte et une solidarité inédite.

Influence du street, du skate et du cool

Au fil des éditions, The Speed Project s’est mué en laboratoire du “cool” dans le running : style, visuels, attitudes s’inspirent des cultures street et skate, où l’expression personnelle est centrale. Les codes du running sont bousculés, investis par des esthétiques issues du skateboard, du street-art et du hip-hop, où le défi compte autant que la façon dont il est partagé.

Dans ce running postmoderne, les crews deviennent des tribus visibles, alimentées par les réseaux sociaux, la production de vidéos et de photos, et des stratégies inspirées du branding viral. “Le community est le nouveau funnel”, martèle Kudzi Chikumbu, stratège TikTok.

Vers l’avenir du running

Le running continue d’évoluer, dopé par sa capacité à absorber des cultures alternatives et à valoriser la narration d’expériences. The Speed Project illustre cette mutation, conjuguant authenticité physique, storytelling à haute intensité et marketing tribal. Le “cool” n’est plus un simple effet de mode : il cristallise une nouvelle façon de vivre la course, de créer des communautés et de rendre visible une aventure qui dépasse le cadre sportif.

“Ce qui compte, c’est l’expérience vécue, la mémoire commune, et ce qu’on transmet aux prochains. Le running, c’est aujourd’hui un art de vivre, partagé et multiforme”.

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