Bango #Running 2025

Le Fantôme de Hayward Field
À Eugene, en Oregon, on l’appelle « Pre ». Un demi-siècle après sa disparition tragique, l’esprit de Steve Prefontaine hante encore les virages de Hayward Field, temple historique de l’athlétisme américain. Sur la piste en cendrée, remplacée depuis par une surface synthétique, ses records sont tombés, mais son ombre demeure, incarnant une époque révolue où la course à pied américaine est passée de l’amateurisme pur à l’ère du professionnalisme naissant. Steve Prefontaine n’était pas simplement un coureur de fond ; c’était un phénomène culturel, un rebelle aux allures de rock star qui a captivé le public bien au-delà des cercles de l’athlétisme. Son histoire est celle d’un talent brut, d’une volonté de fer et d’une fin prématurée qui a figé sa légende dans l’ambre de l’éternelle jeunesse.
Coos Bay – La Forge d’un Champion (1951-1969)
Steve Roland Prefontaine naît le 25 janvier 1951 dans la ville côtière et industrielle de Coos Bay, Oregon. Fils d’un menuisier, Ray Prefontaine, et d’une mère au foyer, Linda, Steve est le second de leurs trois enfants. La ville, tournée vers l’exploitation forestière et la pêche, n’avait rien d’un berceau naturel pour de futures stars de l’athlétisme.

La découverte d’une vocation
Adolescent, Prefontaine n’était pas un athlète « évident ». De petite taille et trapu, il se rêvait d’abord en joueur de football américain. C’est à la Marshfield High School qu’il découvre la course à pied, presque par hasard, pour améliorer sa condition physique. Son entraîneur, Walt McClure, perçoit immédiatement l’étincelle. Dans une interview pour le Register-Guard en 1973, McClure se souvient :
« Il n’avait pas une foulée gracieuse, mais il avait un cœur énorme. Dès le début, il détestait perdre, même à l’entraînement. Il détestait même être deuxième. »
Cette aversion pour la défaite devient le moteur de son ascension. Il remporte le championnat de l’État de l’Oregon durant ses trois dernières années de lycée, battant des records qui tiennent encore aujourd’hui. Mais au-delà des victoires, c’est son style qui se forge : un frontrunner impitoyable. Il expliquait sa philosophie avec la franchise qui le caractérisait :
« Tout le monde peut courir. Mais peu peuvent courir vite. C’est là que ça compte. Je ne veux pas gagner de manière tactique, en me cachant. Je veux que les gens sachent que c’est moi qui mène la danse, du premier au dernier tour. »
Cette citation, souvent reprise (notamment dans la biographie « Pre » de Tom Jordan), résume à elle seule son approche de la compétition.
L’Université de l’Oregon et l’Alchimie avec Bowerman (1969-1973)
Son recrutement par l’Université de l’Oregon à Eugene est un tournant décisif. Là, il rejoint l’antre de l’athlétisme américain, Hayward Field, et tombe sous la coupe de Bill Bowerman, une figure aussi respectée que crainte. Bowerman, co-fondateur de Nike, était un entraîneur visionnaire, obsédé par la technique et la condition physique. Leur relation fut explosive, fusionnelle et extrêmement productive.
La naissance d’une star nationale

Sous la direction de Bowerman, Prefontaine devient une machine à gagner. Il remporte le titre NCAA sur 5000 mètres quatre années de suite, de 1970 à 1973, un exploit inédit. Ses courses n’étaient pas de simples compétitions ; c’étaient des événements. La foule de Hayward Field scandait son nom à chaque passage, créant une atmosphère électrique. Il établit quatorze records nationaux américains, du 2 000 mètres au 10 000 mètres, souvent en battant ses propres records.
Frank Shorter, son grand rival et champion olympique du marathon en 1972, analysait ainsi son impact :
« Pre courait pour faire mal. Il ne cherchait pas seulement à gagner ; il cherchait à anéantir psychologiquement ses adversaires. En prenant la tête immédiatement, il posait une question simple à tout le monde : ‘Es-tu prêt à souffrir autant que moi, dès maintenant ?’ La réponse était souvent non. »
(Source : documentaire « Fire on the Track »).
Le sommet de cette période, et aussi sa plus grande déception, fut les Jeux Olympiques de Munich en 1972. Qualifié pour la finale du 5000 mètres, Prefontaine adopta sa tactique habituelle, menant le train pendant une grande partie de la course. Mais, dans le dernier tour, plus expérimentés tactiquement, le Finlandais Lasse Virén et le Britannique Ian Stewart le dépassent. Il termine à une cruelle quatrième place. Cette défaite le hantera et deviendra le carburant de ses deux dernières années.
Nike, Bowerman et la Révolution de la Chaussure de Sport
L’histoire de Prefontaine est inextricablement liée à celle de Nike. Alors qu’il courait pour l’Oregon, Blue Ribbon Sports, la petite entreprise de Bill Bowerman et Phil Knight, était en pleine croissance. Prefontaine fut bien plus qu’un simple athlète sponsorisé ; il fut un véritable cobaye, un conseiller et le premier ambassadeur charismatique de la marque.
Le premier contrat « star »
En 1974, Phil Knight lui offre un contrat de sponsoring personnel. Ce n’était pas encore le pactole que connaîtront certains athlètes quelques décennies plus tard, mais c’était révolutionnaire pour l’époque : 5 000 dollars par an pour porter exclusivement des chaussures Nike.
Knight, dans son mémoire « Shoe Dog », se souvient :
« Pré était l’incarnation de notre philosophie. Il était coriace, rebelle et magnifiquement compétitif. Les gens venaient pour le voir courir, pas pour regarder une course. Il avait cette aura, cette connexion avec la foule que nous voulions que notre marque incarne. »

Prefontaine travaillait main dans la main avec Bowerman, qui expérimentait des designs de semelles dans le garage de sa femme. Pré testait les prototypes, fournissant des retours précieux sur le poids, l’adhérence et l’amorti. La fameuse Waffle Trainer, née du fer à gaufres de Bowerman, a été testée sous les pieds de Pre. Il n’était pas seulement un visage ; il était impliqué dans le processus de création, contribuant à façonner les chaussures qui allaient révolutionner le marché.
Cet engagement avec Nike est intervenu avant qu’il ne remporte un titre olympique ou mondial. Nike a parié sur son attitude, son potentiel et son immense popularité, un calcul marketing visionnaire. Sa relation avec la marque n’était pas mercantile ; c’était une alliance entre un homme et une entreprise qui partageaient la même vision de la performance et de la rébellion contre l’establishment.
Le 30 Mai 1975 – La Fin d’une Ère
L’année 1975 fut celle de tous les espoirs. Pré, âgé de 24 ans, visait les Jeux Olympiques de 1976 à Montréal pour laver l’affront de Munich. Il était au sommet de sa forme.
La dernière course
Ce vendredi 30 mai, il dispute et remporte facilement un 5000 mètres à Hayward Field devant une foule enthousiaste. Plus tard dans la soirée, il assiste à une petite fête avec des amis, dont le lanceur de disque Mac Wilkins. Vers minuit, alors qu’il raccompagne un ami, il prend le volant de sa MGB décapotable. Sur Skyline Boulevard, une route sinueuse surplombant Eugene, il perd le contrôle de sa voiture dans une courbe serrée. La voiture se retourne et l’écrase. Steve Prefontaine meurt sur le coup. L’autopsie révéla un taux d’alcoolémie bien au-dessus de la limite légale de l’époque.
La nouvelle, annoncée le lendemain matin, provoque un choc à l’échelle nationale. Le monde de l’athlétisme est anéanti. Bill Bowerman, l’homme dur, est dévasté. Phil Knight perd un ami et le pilier de son marketing. Mac Wilkins, son ami présent ce soir-là, déclara des années plus tard, la voix encore empreinte d’émotion :
« Une partie de nous est morte avec Pre ce soir-là. Il était notre leader, notre conscience. Il nous poussait tous à être meilleurs, pas seulement en sport, mais dans la vie. Sa mort nous a rappelé à tous notre propre mortalité. »
(Interview pour le Eugene Register-Guard, 1995).

L’Héritage de « Pre » – Plus Fort que la Mort
L’héritage de Steve Prefontaine est multiple et profond.
1. L’Inspirateur : Une génération entière de coureurs américains, dont Alberto Salazar et Mary Decker, a cité Pre comme son inspiration principale. Son refus de la défaite et son engagement total ont redéfini ce que signifiait être un coureur de fond.
2. Le Précurseur : Son combat pour que les athlètes amateurs puissent tirer un revenu de leur sport a pavé la voie pour les générations futures. Son contrat avec Nike était un acte fondateur dans la professionnalisation de l’athlétisme.
3. Le Mythe Culturel : Sa vie, sa personnalité et sa mort tragique ont inspiré plusieurs films (« Sans Limites », « Prefontaine »), des documentaires et des livres. Le « Pre’s Trail », un sentier de course sinueux à Eugene, est un lieu de pèlerinage pour les coureurs du monde entier.
Aujourd’hui encore, lorsque les coureurs s’alignent sur la piste de Hayward Field, l’esprit de Prefontaine est toujours là. Il n’était pas parfait – son entêtement et son excès de confiance ont parfois été ses pires ennemis , mais c’est cette humanité complexe qui rend sa légende si durable. Il a prouvé qu’un champion n’est pas seulement défini par ses médailles, mais par l’intensité de la flamme qu’il allume. Et la sienne, plus de cinquante ans après s’être éteinte, brille toujours aussi fort.

Pour Approfondir le Mythe : Ressources et Références
Livres :
- Pre: The Story of America’s Greatest Running Legend, Steve Prefontaine par Tom Jordan (La biographie de référence).
- Shoe Dog par Phil Knight (Mémoires du co-fondateur de Nike, offrant un aperçu intime de sa relation avec Pre).
- Bowerman and the Men of Oregon par Kenny Moore (Une biographie magistrale de l’entraîneur, avec de nombreux passages sur Pre).
Documentaires :
- Fire on the Track: The Steve Prefontaine Story (1995) de Lawrence Tritle (Le documentaire le plus complet, avec de nombreuses archives et interviews d’époque).
- The Steve Prefontaine Story (1997) (Documentaire accompagnant la sortie du film).
Lieux :
- Le Prefontaine Memorial à Coos Bay, Oregon.
- Le Pre’s Trail et Hayward Field à Eugene, Oregon.