L’Ekiden : une course de relais à la croisée des chemins entre tradition et modernité

Dans le paysage sportif international, certaines disciplines transcendent leur simple statut d’épreuve athlétique pour incarner une véritable culture. C’est le cas de l’ekiden, une forme de course de relais sur route profondément ancrée dans la société japonaise, qui a essaimé bien au-delà de ses frontières originelles. Bien plus qu’une course, l’ekiden est un phénomène social, un récit en mouvement et une épreuve de dépassement collectif.

Origines et signification : une course née d’une légende

Le terme « ekiden » (駅伝) est lui-même porteur de son histoire. Il est composé de deux kanjis : « eki » (駅), qui signifie « station » ou « relais », et « den » (伝), qui signifie « transmettre ». Son origine remonte à l’ère Edo (1603-1868), où un système de courriers, le « hikyaku », permettait de transporter des messages officiels entre les relais postaux le long des routes principales, comme le Tōkaidō.

Cependant, la naissance de l’ekiden en tant que course sportive est bien plus récente et s’inspire d’un événement historique. Elle fut créée en 1917 pour commémorer le déménagement de la capitale de Kyoto à Tokyo, 50 ans plus tôt, en 1868. Le fondateur de la course, le directeur du journal Yomiuri Shimbun, s’inspira de la légende des coureurs qui auraient relayé un message crucial sur les 500 km séparant les deux anciennes capitales en seulement trois jours. La première course, le « Tōkaidō Ekiden », relia ainsi Kyoto à Tokyo, traçant la voie d’une nouvelle tradition sportive.

Le format typique de l’ekiden : un défi d’équipe et de stratégie

Contrairement à un relais sur piste, l’ekiden se déroule sur route et se caractérise par un format unique :

  • Course par étapes : La distance totale, souvent considérable (allant de 42,195 km pour un marathon « éclaté » à plus de 200 km pour les épreuves majeures), est divisée en plusieurs segments de longueurs inégales.
  • Le « tasuki » : L’objet symbolique du relais n’est pas un témoin, mais un « tasuki », une bande d’étoffe que les coureurs se passent d’un segment à l’autre. Le tasuki représente l’âme de l’équipe ; sa transmission doit être physique et réussie, sous peine de disqualification. Porter le tasuki est un honneur et une lourde responsabilité.
  • La stratégie d’équipe : La composition de l’équipe est cruciale. Le capitaine place ses coureurs en fonction de leurs forces et des spécificités de chaque segment (départ rapide, côtes, finisseur). L’ekiden récompense ainsi la cohésion et l’intelligence collective autant que la performance individuelle.

Les épreuves majeures : du lycée à l’élite nationale

Le calendrier de l’ekiden japonais est une institution, suivi avec une ferveur comparable à celle du Tour de France en Europe.

  1. Le Hakone Ekiden : Sans conteste le plus prestigieux. Couru les 2 et 3 janvier, il oppose les universités de la région de Tokyo sur un aller-retour de 217 km entre Tokyo et le mont Hakone. Créé en 1920, c’est un événement télévisuel monumental qui captive la nation pendant deux jours. Des millions de téléspectateurs suivent les exploits et les drames de ces jeunes athlètes, souvent inconnus, qui deviennent des héros éphémères. La victoire à Hakone est le graal pour tout coureur universitaire japonais.
  2. Le Nouvel An Ekiden (« Minkan Ekiden ») : Couru fin janvier, il rassemble les meilleures équipes corporatives (« shakaijin ») du pays, composées de coureurs professionnels. C’est la compétition la plus relevée au niveau purement athlétique.
  3. Les Ekiden de Préfectures et Nationaux pour Lycées : Ces compétitions, très médiatisées, sont l’incarnation des valeurs de discipline, de sacrifice et d’honneur pour l’équipe et l’école. Elles constituent un vivier essentiel pour détecter les futurs champions.

L’ekiden hors du Japon : une expansion mondiale

L’attrait de l’ekiden a dépassé l’archipel. De nombreuses courses s’en inspirent à travers le monde, comme le « Great Edinburgh Winter Run » en Écosse ou le « Bordeaux Ekiden » en France. La World Athletics a officialisé des championnats du monde de relais qui incluent des formats similaires à l’ekiden, reconnaissant ainsi l’attrait de cette discipline pour le public et les athlètes.

Pourquoi un tel engouement ? La dimension culturelle et sociale

L’ekiden n’est pas qu’une course. C’est une métaphore de la société japonaise, fondée sur des valeurs chères à la culture nationale :

  • Le collectif avant l’individu (« wa ») : Chaque coureur se bat pour l’équipe. Un individu exceptionnel ne peut gagner seul ; c’est la chaîne la plus homogène qui l’emporte. La défaillance d’un membre est une tragédie collective, son succès une victoire partagée.
  • Le dépassement de soi et l’endurance (« gaman » et « konjo ») : Les images de coureurs s’effondrant sur la ligne d’arrivée après avoir tout donné pour leur équipe sont emblématiques. Elles symbolisent la persévérance et la force d’esprit, des vertus hautement valorisées.
  • Le récit et le drame : La longue durée de la course, la variété des parcours et la succession des relais créent une narration palpitante, avec ses héros, ses traîtres du destin (les blessures) et ses retournements spectaculaires.

Conclusion

L’ekiden est bien plus qu’une simple course de relais. Né d’un récit historique, il est devenu un pilier de la culture sportive japonaise, un spectacle télévisuel captivant et une leçon de valeurs. Il démontre avec force que l’athlétisme peut être un sport d’équipe à part entière, où la somme des efforts individuels, transmis par le symbolique tasuki, crée une émotion et une intensité uniques. En se diffusant à l’international, l’ekiden offre au monde une vision différente et profondément humaine de la course de fond.


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Sources :

  • Whiting, R. (2004). The Meaning of Sports. PublicAffairs. (Pour la compréhension du sport dans la culture japonaise).
  • Guttmann, A., & Thompson, L. (2001). Japanese Sports: A History. University of Hawai’i Press. (Pour le contexte historique de la création de l’ekiden).
  • Gorski, J. (2019). The Ekiden: Japan’s Long-Distance Relay Race. Japan Running News. (Source en ligne spécialisée sur la course à pied au Japon).
  • IAAF / World Athletics. (2023). World Athletics Relays. (Pour l’intégration du format ekiden dans les compétitions internationales).
  • ekiden.fr
  • Manzenreiter, W. (2020). The Japanese Ekiden as a Media Spectacle: The Case of the Hakone Ekiden. Dans Sport and Body Cultures in East and Southeast Asia. Routledge. (Analyse universitaire du phénomène médiatique).

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