Depuis des décennies, Nike, Adidas et Puma se livrent une bataille sans merci sur le marché de la running. Une guerre née dans les ruines de l’Allemagne d’après-guerre, alimentée par des innovations technologiques fracassantes et des campagnes marketing légendaires. Retour sur une rivalité qui a transformé la simple chaussure de sport en un objet de désir et de performance.
Les Origines : Une Rivalité Fraternelle et un Géant Américain
L’histoire commence non pas sur une piste d’athlétisme, mais dans la petite ville allemande d’Herzogenaurach. C’est ici, dans l’Allemagne de l’après-guerre, que la rivalité la plus féroce du sport prend sa source, au sein même d’une même famille.
Adidas et Puma sont les fruits amers de la brouille entre les frères Adolf et Rudolf Dassler. La société « Gebrüder Dassler Schuhfabrik » fondée dans les années 1920 vole en éclats en 1948. Adolf, surnommé « Adi », crée Adidas (contraction de son prénom et de son nom). Son frère Rudolf, de l’autre côté de la rivière Aurach, fonde Puma l’année suivante. Cette scission crée une fracture dans la ville, dont les habitants étaient connus pour regarder les chaussures de leurs interlocuteurs avant de leur adresser la parole.

Pendant que les deux frères allemands se déchirent, de l’autre côté de l’Atlantique, une nouvelle force émerge. En 1964, l’entraîneur d’athlétisme de l’Université de l’Oregon, Bill Bowerman, et son ancien athlète, Phil Knight, fondent Blue Ribbon Sports. La société, qui deviendra Nike en 1971, naît d’une idée simple : importer et vendre des chaussures de running japonaises de qualité. Le nom « Nike », déesse grecque de la victoire, et son logo Swoosh, créé pour 35 dollars par une étudiante en design, Carolyn Davidson, allaient bientôt incarner l’esprit de compétition américain.
La Guerre des Noms (Cortez vs. Samba)
Dès le début, l’innovation et le marketing sont au cœur de la compétition. Un épisode emblématique concerne le lancement de l’une des silhouettes les plus iconiques de Nike : la Cortez.
À l’origine, Adi Dassler travaillait sur une chaussure de foot qui accroche sur les terrains gelés. Sortie à quelque semaine de la coupe du monde de foot au Brésil, le nom « Samba » était une évidence. De son côté, Bill Bowerman, obsédé par l’idée de protéger ses athlètes des blessures, concevait une chaussure avec un amorti amélioré. La collaboration entre BRS et un fabricant japonais, Onitsuka Tiger, donna naissance à la « TG-24 », qui deviendra plus tard la « Aztec ».
Cependant, Bowerman n’était pas satisfait. Il retravailla le design, renforçant le rembourrage et la durabilité. Lorsque la collaboration avec Onitsuka Tiger prit fin, Nike et Adidas se sont retrouvés avec des modèles presque identiques. Nike lança sa version sous le nom de Nike Cortez (en l’honneur du conquistador espagnol), tandis qu’Adidas commercialisa la sienne sous le nom d’Adidas SL 72, une évolution de la Samba.
Cette bataille juridique et commerciale pour le nom et le design fut la première d’une longue série. Elle démontrait une vérité fondamentale : dans le running, la performance ne se joue pas seulement sur la piste, mais aussi dans les bureaux de design et les tribunaux. Comme le rappelait Phil Knight dans son autobiographie « Shoe Dog » :
« Nous n’étions pas seulement en train de vendre des chaussures. Nous étions en train de vendre une idée, un esprit. Et cet esprit était celui de la rébellion, de l’innovation à tout prix. »

La Conquête de l’Athlétisme : Le Podium comme Champ de Bataille
Les Jeux Olympiques et les compétitions internationales sont devenus le terrain de jeu privilégié de ces marques pour asseoir leur légitimité.
Adidas, avec son héritage européen, dominait initialement le paysage. Aux JO de 1956 à Melbourne, 75% des médaillés en athlétisme portaient des chaussures Adidas ou Puma. La marque aux trois bandes comprenait l’importance de la visibilité : elle équipait non seulement les athlètes, mais aussi les officiels, les ballons et même les poteaux de but.
Nike a changé la donne en 1972, lors des essais olympiques américains. Alors que les favoris portaient des chaussures Adidas, un inconnu nommé Steve Prefontaine, chaussé de Nike, se qualifia de manière spectaculaire. « Pre » devint le premier « athlète Nike », incarnant l’éthique de travail et l’esprit rebelle de la marque. Son partenariat avec Bowerman fut crucial pour le développement des produits.
La stratégie de Nike a culminé avec les JO de 1984 à Los Angeles. La marque a payé une somme faramineuse pour l’époque pour que les officiels et les volontaires portent ses produits, s’assurant une présence médiatique massive, tandis qu’Adidas sponsorisait officiellement les Jeux. Cette manœuvre audacieuse a permis à Nike de « voler » la vitrine sous le nez de son rival.
Horst Dassler, fils d’Adi et visionnaire du marketing sportif, avait bien compris l’enjeu pour Adidas.
Il disait :
« Le sport est le langage universel. Si vous contrôlez le sport, vous contrôlez la communication. »
(Source : « Les Guerres du Sport » de Françoise Hombourger).

L’Ère de l’Innovation Technologique : De la Mousse à la Plaque Carbone
La course à l’innovation a toujours été le moteur de cette rivalité.
- Les débuts : Adidas invente les crampons vissés en 1954, permettant à l’Allemagne de remporter la Coupe du Monde de Football. Nike, de son côté, introduit la semelle extérieure en « Waffle » inventée par Bowerman dans son moule à gaufres, offrant une adhérence révolutionnaire.
- Le coup de tonnerre Air : En 1987, Nike révolutionne le marché avec la Air Max 1, conçue par Tinker Hatfield. Pour la première fois, la technologie d’amorti Air était visible. C’était bien plus qu’une innovation technique ; c’était un coup de génie marketing. Comme l’a déclaré Mark Parker, ancien PDG de Nike : « L’innovation ne doit pas seulement être performante, elle doit être visible et raconter une histoire. La fenêtre sur la semelle de l’Air Max était une fenêtre sur l’âme de Nike. »
- La révolution du « Super Shoe » : Le paysage a de nouveau été bouleversé en 2017 avec la Nike Vaporfly 4%. Présentant une mousse Pebax (ZoomX) ultra-légère et réactive, et une plaque carbone rigide, elle promettait une amélioration de l’économie de course de 4%. Les records tombèrent les uns après les autres, forçant Adidas et Puma à réagir.
Adidas contre-attaqua avec sa Adizero Adios Pro, utilisant sa technologie Energyrods (des tiges en carbone) et sa mousse Lightstrike Pro. Puma, après un retard certain, est rentré dans la course avec sa Deviate Nitro Elite, équipée d’une plaque carbone et de sa mousse Nitro. La Fédération Internationale d’Athlétisme a dû intervenir pour réglementer l’épaisseur des semelles, tant l’avantage était considérable. La course à l’innovation était devenue une course à la réglementation.
Marketing et Athlètes : Une Guerre sans Merci
Le vrai terrain de jeu de ces géants est l’esprit des coureurs. Leur arme principale : le storytelling à travers leurs athlètes.
- Le « Mojo » volé de Puma (JO de 2008) : La victoire la plus célèbre de Usain Bolt aux JO de Pékin en 2008 fut aussi un cauchemar marketing pour Puma. Alors que le Jamaïcain, sous contrat avec Puma, établissait un nouveau record du monde du 100m, il célébra sa victoire en lançant sur la piste… des chaussures Nike. Un de ses amis lui avait offert une paire de Nike Zoom Sprites, qu’il avait utilisées pour s’échauffer. L’image a fait le tour du monde, offrant une publicité gratuite astronomique à Nike au plus mauvais moment pour son rival. Bjørn Gulden, PDG de Puma, en a ri rétrospectivement : « C’était un moment difficile, mais cela montre à quel point ces athlètes sont humains. Heureusement, Usain a continué à gagner avec nos chaussures par la suite. »
- La « Breaking 2 » de Nike (2017) : Nike a transformé une tentative de record en opération marketing planétaire. Le projet « Breaking 2 » visait à faire courir un marathon en moins de 2 heures. Bien que Eliud Kipchoge ait échoué de justesse (2:00:25), l’événement, soigneusement mis en scène, a mis en avant l’a supériorité technique de l’apport de la plaque carbone dans la Vaporfly et a généré une couverture médiatique estimée à plus de 200 millions de dollars. C’était du marketing expérientiel à son apogée. Finalement, dans des circonstances et
- La guerre des transferts : Le cas de Mo Farah : Le coureur de fond britannique Mo Farah a été le visage d’Adidas pendant des années, remportant multiples médailles d’or olympiques avec la marque aux trois bandes. En 2017, dans un coup de théâtre, il annonce son passage chez Nike. Ce transfert, survenant au sommet de sa carrière, a été un coup dur pour Adidas et une victoire majeure pour Nike, qui s’appropriait l’un des athlètes les plus décorés de l’histoire du fond britannique.

La course n’est pas terminée
Aujourd’hui, la rivalité se poursuit sur de nouveaux fronts : la durabilité avec les chaussures à base de matériaux recyclés, le running connecté et la personnalisation de masse. Nike, avec son écosystème numérique (Nike Run Club, Nike Training Club), Adidas avec son engagement écologique (Primeblue, Primegreen) et Puma, qui regagne du terrain grâce à un marketing jeune et streetwear, se livrent une bataille à 360 degrés.
Cette course effrénée entre les héritiers des frères Dassler et le géant de l’Oregon a non seulement façonné l’industrie de la chaussure de running, mais elle a aussi transformé la culture de la course à pied elle-même. Elle a poussé les limites de la performance humaine et a fait de la chaussure de sport un objet culturel et technologique.
La ligne d’arrivée n’est pas encore en vue. Alors que de nouveaux acteurs émergent, une chose est sûre : la compétition entre ces trois titans continuera de repousser les limites de l’innovation et de captiver l’imagination des coureurs du monde entier pour les décennies à venir.
Pour aller plus loin :
- Livres :
- « Shoe Dog » de Phil Knight (Memoir du fondateur de Nike)
- « Les Guerres du Sport » de Françoise Hombourger (Analyse des stratégies marketing)
- « Sneakers » de Howie Kahn, Alex French et al. (Catalogue illustré sur la culture sneaker)
- Articles et Documentaires :
- Documentaire « Duels : Adidas vs Puma, la guerre des frères ennemis » (Arte)
- Article « The Shoe That Rocked The Running World » sur la Vaporfly (Runner’s World)
- Rapport « The Carbon Plate Shoe Revolution » (World Athletics)